top of page

"Je suis dans une chambre en compagnie d'une petite fille. J'apprends par ses parents qu'en réalité c'est un oiseau. Ils me demandent de m'occuper d'elle car ils se souviennent que j'avais élevé un oisillon par le passé. Arrive le moment où elle doit apprendre à voler. Je me dis que ce doit être simple à enseigner, mon oiseau a bien réussi à le faire. Il n'y a donc aucune raison pour que cela échoue. Je l'emmène au milieu d'une grande artère principale, il y a des grattes-ciel de chaque côté. Je lui dis qu'il faut battre des ailes très très rapidement tout en regardant droit devant, et si possible, en l'air. À ce moment même, c'est moi qui me retrouve dans le ciel. L'oiseau, c'est moi, je vole, je ressens fortement cette sensation. J'ai d'abord une vue aérienne de la ville, puis de la terre. Je redescends un peu pour qu'enfin mon enveloppe humaine se déchire et laisse des ailes se déployer. Je suis un aigle et je me retrouve dans une autre chambre, la fenêtre est grande ouverte. Les parents sont là, ils sont désespérés car ils ne pensaient pas que leur deuxième enfant était également un oiseau...".

 

Le souvenir de ce rêve est peut-être le point de départ d'une série de tableaux sur lesquels je travaille actuellement. Comme pour tout un chacun, des symboles jaillissent de l'inconscient et se cristallisent au réveil, une manne qui semble inépuisable et qui me captive depuis longtemps. Des rêves m'ont bien souvent troublée par la réalité invisible qu'ils me révélaient, et des choix de vie ont bien souvent pris des tournures heureuses à l'écoute de ces signes. Sans doute me fallait-il leur rendre hommage.

Auparavant, avec la série Tronches de vie, je sortais de mes tiroirs céphaliques de drôles de personnages. Je les plaçais dans des situations cocasses, et prenais un plaisir mutin à les tourner en dérision, qu'ils soient des personnages de littérature ou des modèles inspirés d'observations de la vie réelle. Je déformais les visages, étirais les corps, maltraitais les proportions, je m'amusais à décortiquer mes semblables dans des scènes de vie burlesques, à les croquer presque crus dans des situations improbables.

Plus tôt, encore, avec L'Autre, où j'explorais la représentation de mon corps et ses blessures , je ressentais un besoin presque charnel de pétrir la toile au gré de mes émotions les plus primales. La Femme Sauvage de Clarissa Pinkola Estés n'était sans doute pas très loin derrière tout ça, à la recherche de ma propre identité et de la peinture qui pouvait être mienne.

 

Et toujours, le travail de la matière est au cœur de mes préoccupations. Depuis plus d'une vingtaine d'années, je cherche la lumière, j'expérimente les reliefs, je triture des textures de toutes sortes, je froisse du papier, le plisse, applique des trames sur du carton-bois, je couds à même le support, je colle de la laine, des plumes, de la sciure, je dépose des épaisseurs successives de peinture au couteau, je recouvre les toiles de brun, j'arrache ce brun au chiffon, j'œuvre dans une baignoire pour dégager des zones sous la pression de l'eau, passe au sèche-cheveux, remouille au vaporisateur, il faut que ça aille vite, il faut de l'acrylique, il faut que ça résiste.

Aussi, il faut d'autres techniques, il faut des recettes traditionnelles, de la peinture à la chaux, a fresco, du sgraffito, de la tempera à l'oeuf, de la colle de peau, je "patauge" dans toutes mes préparations, et je prends un plaisir enfantin, les mains en contact direct avec la matière.

 

D'ailleurs, il y a ouvertement une thématique autour de l'enfance dans ce que je peins actuellement. La série Il y a toujours un rêve qui veille* est parcourue par une personnalité enfantine, un archétype très répandu dans beaucoup de civilisations que certains anthropologues nomme le fripon divin. C'est une figure aux traits de caractère ambivalents, capable de passer aussitôt de la dérision au sérieux le plus grave. Ici, notre personnage est très jeune et pourtant ses cheveux sont blancs. Est-ce une vieille âme dans un corps neuf ? La petite fille est traversée de songes où apparaissent des symboles, des animaux totems, des créatures elles-mêmes empruntées à des contes populaires traditionnels, et parfois directement à la mythologie amérindienne. À moins que ce soit elle-même qui traverse ces songes qui ne lui appartiennent pas. Elle semble vulnérable, comme un oisillon encore recouvert de duvet, mais elle ne montre aucune peur. Peut-être même que c'est elle qui nous rassure, qui me rassure.

 

 

* Titre d'après un poème de Paul Éluard, "Et un sourire", dans le recueil Le Phénix (1951).
 

bottom of page